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PLANTE AÉRIENNE : CAPACITÉ DE PERFORMANCE DANS L'ART CONTEMPORAIN

Curateur : Chun-Yi CHANG

Coexistant jusqu'à présent avec le multiculturalisme postmoderne, l'art contemporain peut-il remplir les conditions pour créer une nouvelle ère ? Ou hésite-t-il encore entre les conditions historiques du progrès linéaire et de la boucle répétitive, et dort ainsi inconsciemment dans sa plus tendre enfance de la pensée normative ? Ou bien se livre-t-il sans fin à la nostalgie du fétichisme ? En observant le domaine pratique de l'art contemporain, Nicolas Bourriaud souligne que le discours postcolonial préconise une sorte de transformation sautillante qui, en unissant la modernité et le post-colonialisme, met fin à l'ère postmoderne en donnant naissance à la formation de l’« altermoderne » : une nouvelle modernité toute première basée sur le dialogue global dans l'histoire de l'humanité (1). Pour l’élaborer, Bourriaud adopte le « radicant » comme une métaphore botanique pour décrire une formation en constante évolution de l'art contemporain : des racines fraîches qui poussent continuellement de la tige et qui s'épanouissent dans des directions différentes (2). Le radicant s'étend vers l'extérieur de diverses manières, avec un mécanisme de croissance très similaire à ce que Gilles Deleuze appelle le « rhizome » : tous les points de terminaison peuvent se connecter les uns aux autres (3). Cependant, Deleuze met l’accent sur la diversité du rhizome issue de l'expansion, alors que Bourriaud considère le radicant comme un sujet unique lié à l'environnement et se concentre sur le mode actif du radicant et ses formes qui dérivent progressivement sur le chemin et en cours d'évolution (4).

En tant que métaphore botanique des broméliacées, l’exposition Plante Aérienne signifie le sujet libre, actif de la création artistique et tente de présenter un champ abondant de pratique artistique. Semblable au radicant, la plante aérienne est capable de s'accrocher partout et d’adapter son mécanisme de croissance aux circonstances. Cependant, elle s’en différencie par la survie même « sans racines ». Avec des racines, elle survivrait dans le sol ; sans racines, elle s’agrandit indépendamment en absorbant des « nutriments » à travers ses feuilles. Elle est incroyablement résistante même dans un environnement aride. S’il existe un champ de création artistique ou une veine de minerai culturelle à partir desquels le sujet artistique est en mesure  d’absorber, tout comme les « nutriments » pour la plante aérienne, ils ne doivent pas être confiné au sol primaire. Ils ne proviennent pas non plus de l’ « identité culturelle » défendue fermement par le traditionalisme et le multiculturalisme ; ils doivent, selon François Jullien, être cependant originaire de la « fécondité des cultures » issue de l'« écart » entre les cultures (5). Comme la plante aérienne capable de prospérer « sans racines », le sujet se distanciant légèrement de la culture d’origine n'implique ni une rupture nette avec les racines, ni un départ de la culture d’origine où le sujet a été baigné et façonné, ni un sujet suspendu dans l'imagination d'une culture a-historique, mais une sortie de la terre natale où il s’attache longtemps de manière à garder une distance des choses prises pour acquises. S’il faut sortir des sentiers battus pour avoir un aperçu des choses non observées qui résident depuis longtemps dans la pensée, le sujet de la création artistique ne peut observer que par cette distance l’impensée dans la pensée, en d'autres termes, se rendre compte de la pensée créatrice elle-même servant à la fois de condition et de limite. Ainsi se développe-il en un individuel encore plus créatif en dialogue avec les autres et par l'absorption des nutriments dans l'environnement. 

Tous les espaces fournis par les dialoguistes les uns aux autres rendent probable un dialogue dont la prolongation dépend du « commun de l'intelligible » parmi les dialoguistes engagés (6). Dans ce champ de la pratique artistique, la Plante Aérienne propose aux artistes participants une plate-forme de dialogues : tout concept préliminaire d'une œuvre d'art avant la finalisation pourrait être une source d'inspiration parmi les créateurs, qui aperçoivent ce que l'exposition pourrait être à l’avenir. En d'autres termes, au moment où le commun de l'intelligible est déclenché, des possibilités illimitées se produiront en même temps au cours de la genèse de tous les concepts d'œuvre d'art. L’artiste en s’étendant ailleurs explore la dimension inconnue dans sa propre création, et ainsi revitalise, dans un état chaotique, l'efficacité créative en tant que pratique artistique. Au travers des dialogues de la pratique artistique, la Plante Aérienne espère démontrer la capacité de l'art contemporain, ainsi que diverses possibilités au sein de toutes les formes d'art, de s’amuser à voyager parmi les contextes de création différents et entrecroisés. L'exposition est donc faite de traverses : entre objet et accessoire, entre comportement et performance, entre installation et paysage, et se déploie comme reconstruction du corps, de l'objet et de l'espace, comme interprétation du mouvement corporel et du langage de la vidéo, comme frottement entre imagination et réalité, et comme pastiche des objets quotidiens en tant que plan de la vie des autres et ainsi de suite. Les spectateurs sont donc invités à expérimenter la capacité complexe et ductile de l'art contemporain dans l’alternance de l’humain (corps), l’événement (comportement/performance) et la chose (sculpture/objet/installation). La capacité de performance est inachevée, mais s'étendra via le dialogue à l’infini. 

(1) Chun-Yi Chang, "Après le modernisme et le postmodernisme", ARTCO Monthly. Taipei: ARTCO, janv. Vol. 196, p. 54. 
(2) Nicolas Bourriaud, Radicant pour une esthétique de la mondialisation, Paris, Édition Dénoël, Paris, 2009. 
(3) Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 13-14. 
(4) Ibid., P. 62. 
(5) François Jullien, Il n'y a pas d'identité culturelle, Paris, L'Herne, 2016. Il pense que la fécondité des cultures réside dans l’« écart », qui entraîne des tensions entre les cultures. Il préconise que la soi-disant identité de la culture n'existe pas, car le propre de la culture est de changer. La culture fixe et identique ne sait exister que dans les cultures mortes. Par conséquent, ce que nous devons défendre, ce sont les ressources ou la fécondité des cultures plutôt que l'identité de la culture qui résulte en des cultures différentes se serrant dans leurs propres différences 
(6) Ibid., P. 91

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